dimanche 4 mai 2014

Lecture analytique : "Le cygne", Charles Baudelaire

« Le cygne » : une méditation lyrique profonde sur la mémoire et les pouvoirs de la poésie.

I
Andromaque, je pense à vous ! Ce petit fleuve,
Pauvre et triste miroir où jadis resplendit
L'immense majesté de vos douleurs de veuve,
Ce
Simoïs menteur qui par vos pleurs grandit,
A fécondé soudain ma mémoire fertile,
Comme je traversais le
nouveau Carrousel.Le vieux Paris n'est plus (la forme d'une ville
Change plus vite, hélas ! que le coeur d'un mortel
) ;

Je ne vois qu'en esprit tout ce
camp de baraques,
Ces tas de chapiteaux ébauchés et de fûts,
Les herbes, les gros blocs verdis par l'eau des fl
aques,
Et, brillant aux carreaux, le
bric-à-brac confus.

Là s'étalait jadis une ménagerie ;
je vis, un matin, à l'heure où sous les cieux
Froids et clairs le Travail s'éveille, où la voirie
Pousse un sombre
ouragan dans l'air silencieux,

Un cygne qui s'était évadé de sa cage,
Et, de
ses pieds palmés frottant le pavé sec,
Sur le sol raboteux traînait son
blanc plumage.
Près d'un ruisseau sans eau la bête ouvrant le bec

Baignait
nerveusement ses ailes dans la poudre,
Et disait, le
coeur plein de son beau lac natal :
"Eau, quand donc pleuvras-tu ? quand tonneras-tu, foudre ?"
Je vois ce malheureux,
mythe étrange et fatal,

Vers le ciel quelquefois, comme
l'homme d'Ovide,
Vers le ciel ironique et cruellement bleu,
Sur son cou
convulsif tendant sa tête avide
Comme s'il adressait des reproches à Dieu !

II

Paris change ! mais rien dans ma
mélancolie
N'a bougé ! palais neufs, échafaudages, blocs,
Vieux faubourgs, tout pour moi devient allégorie
Et
mes chers souvenirs sont plus lourds que des rocs.

Aussi devant ce Louvre une image m'opprime :
Je pense à mon grand cygne, avec ses
gestes fous,
Comme les exilés, ridicule et sublime
Et rongé d'un désir sans trêve ! et puis à vous,
Andromaque, des bras d'un grand époux tombée,
Vil bétail, sous la main du superbe Pyrrhus,
Auprès d'un tombeau vide en extase courbée
Veuve d'Hector, hélas ! et femme d'Hélénus !

Je pense à la négresse, amaigrie et phtisique
Piétinant dans la boue, et cherchant, l'oeil hagard,
Les cocotiers absents de la superbe Afrique
Derrière la muraille immense du brouillard ;

A quiconque a perdu ce qui ne se retrouve
Jamais, jamais ! à ceux qui s'abreuvent de pleurs
Et tètent la Douleur comme une
bonne louve !
Aux maigres orphelins séchant comme des fleurs !

Ainsi dans la forêt où mon esprit s'exile
Un vieux Souvenir sonne à plein souffle du cor !
Je pense aux matelots oubliés dans une île,
Aux captifs, aux vaincus !... à bien d'autres encor !



Référence mythologique et littéraire :

« l'homme d'Ovide » : l'être humain
anoblir le « cygne » symbole de l'humanité
→ « Les métamorphoses d'Ovide »

« Andromaque » :
→ l'Iliade d'Homère
→ femme d'Hector, devient esclave fait tout pour sauver son fils et le souvenir de son mari
→ personnage central de la tragédie de Racine

– le « Simoïs » de la plaine de Troie
« menteur » : référence à Racine
→ petit fleuve créé par Andromaque

« bonne louve» : fondateur de Rome : Remus et Romulus
→ Paris nourrit son imaginaire

Comme Andromaque qui garde le souvenir de Hector
le poète garde le souvenir du Vieux Paris
– le mythe du chant du cygne (chante avant de mourir)

1ère partie :

– poème commence par une apostrophe : monde lyrique
– V4 périphrase du V1
« ce petit fleuve […] a fécondé »
3v av le verbe : dur à suivre
– fait surgir Paris : « comme » c. c. de temps
– « eau féconde » : source de vie
– V6 = fin de phrase → phrases qui n'en finisse pas = hésitations
V7 : on s'attend à un souvenir mais c'est un constat :
→ digression soulignés par les « ( ) »
opposition : « nouveaux Carrousselle » = « Vieux Paris »
étrange car ville peut vivre plus longtemps que l'être humain
assonance en « aque » + rythme irrégulier souligne le « bric-à-brac » et l'image du cygne
trébuchant.
→ Echo
– précaire « camp » : provisoire
strophe 4 : apparition du souvenir de + en + net
antithèse : « ouragan silencieux »
– images se bousculent = syntaxe sinueuse
strophe 5 : répétitif qui correspond au pas du cygne → écho et rudesse

Quels procédés permettent à Baudelaire de transformer l'évocation d'un souvenir précis en véritable mythe, dans les derniers quatrains de la 1ère partie ?

– Baudelaire associe explicitement le cygne et le mythe dans le v24 et la dernière strophe
– cygne personnifiée « il disait » : apostrophe
– jeu de miroirs = chiasme
– s'adresse aux éléments (personnifiés aussi)
– s'exprime comme un héros de tragédie
« eau » sonne comme le « Ô » lyrique
– comparaison « l'homme d'Ovide »
ciel ← Dieu → tutoient les dieux / s'élève
« avide », « convulsif » : douleur
« frottant les pavés » (sol) puis lève la tête / se redresse
– souvenir d'un être qui se souvient : poème = monument dédié à la mémoire de la mémoire
– animal pur / blanc plumage : Ange
+ capable de nostalgie → importance du mot « cœur » (noblesse, devient l'image du poète)
– présent – imparfait – présent – imparfait
– v6 « je vis, un matin, » : je vois
– dans une 1ère partie : tire l'éternel du transitoire : ne tourne pas le dos au passé

Montrer de quelle façon Baudelaire suggère le passage du chaos à l'harmonie poétique.
2ème partie :

miroir de la 1ère partie
– plus ordonné : connecteur logique
– 1ère strophe en moins
– anaphore en « je pense » alors que première partie « je vois »
– élargissement dans les deux derniers quatrains
– 3ème quatrain très rythmé
– « I » assonance
– nom « Andromaque » mise en valeur
– reconstruction d'un souvenir : les images s'imposent à lui
« souvenirs sont plus lourds que des rocs » : souvenirs plus fort que réalité,
pesant et douloureux : « mélancolie », « Douleur »
« cher » = le + important, le + précieux
« geste fou » reprend « nerveusement »
– « négresse » = « cygne »
« souvenirs sont plus lourds que des rocs » (mot qui s'arrête net)
« vieux souvenirs sonne à plein souffle du cor » (même lettre) (mots qui résonnent)
– « forêt » = mémoire du poète (souvent dans la littérature)
= substitut à l'univers de la ville
→ grâce à cela il peut parler au nom de tous
le lyrisme anobli la souffrance
– v51 : référence à Victor Hugo
ambivalence : strophe 5 : la mélancolie nourrit la vie, personne chérisse leur douleur
→ source de création / vie = positif
– « superbe » à deux sens : strophe 3 = arrogant
strophe 4 = beauté
→ élément qui alimente la densité du poème

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